Le recensement des feux de Béarn réalisé en 1385 par ordre de Gaston Fébus (Gaston III de Foix-Béarn), est un des tous premiers de la vicomté de Béarn. C’est une pièce inestimable pour la connaissance de la langue gasconne (appelée béarnaise en Béarn depuis au moins 1533) en cette fin du XIVè siècle, et notamment de la façon dont elle est notée par écrit. A cette époque, l’influence du français est lointaine, à plus forte raison en Béarn qui était une terre allodiale, c’est-à-dire qui n’était pas soumise à une autorité supérieure à celle de son vicomte. En plus des noms de lieux, le censier de 1385 nous donne aussi les noms des chefs de foyers, ce qui donne de nombreux noms de lieux, les personnes s’appelant souvent par leur « prénom » plus « de » et « lieu ». Or, on remarque dans la graphie utilisée qu’elle est, malgré quelques inconstances, relativement normée. Le but de cet article est donc de résumer les principales caractéristiques de cette graphie béarnaise de la fin du moyen-âge, et de la mettre en perspective avec les graphies utilisées à ce jour en Gascogne notamment la graphie classique [1] et la graphie moderne [2].. Il sera intéressant d’en faire ressortir les caractéristiques purement gasconnes, et de voir comment elles sont reprises ou non dans les graphies dites contemporaines.
L’inventaire des feux de 1385
Ce recensement rend compte de tous les feux (foyers) se trouvant sur la terre de Béarn en les classant par baillages, circonscriptions administratives, que l’on retrouve sur la carte de l’article. Chaque point représente une paroisse.
Des particularités de 1385 non reprises dans les deux graphies contemporaines
Une des premières caractéristiques est l’emploi général du x pour le phonème [ʃ] (ch en français). On le trouve largement dans les noms de lieu comme Prexac (Préchacq) ou Lixos (Lichos) par exemple, auquel on adjoint parfois un s comme dans Blasxoo (Blachon). Cette particularité de l’ancien béarnais vient d’Espagne, utilisée par le castillan (mais abandonnée aujourd’hui) et le catalan et adoptée par le basque. En béarnais , dans ses Psalmes de 1583, le pasteur Arnaud de Salette l’a fait cohabiter avec le ch français, notamment par la graphie fébusienne. Ignorant les x de la toponymie du Midi, Alibert y a vu un pur catalanisme qu’il a écarté et lui a préféré sh, dont use toujours la graphie classique, alors que l’écrit ancien béarnais n’en a laissé que deux occurrences dans un acte relativement tardif de 1493, où l’on trouve également x.
Le traitement du n final après une voyelle est aussi caractéristique de l’ancien béarnais. En Béarn, mais aussi en Bigorre, le n n’est pas prononcé, et la voyelle est prononcée un peu plus longtemps (nasalisation légère). On trouve ainsi Gurmensoo (Gurmençon), Balensuu (Balensun), Danguii (Denguin), ou encore Morlaas (Morlaàs) parmi de multiples exemples. Là aussi, les deux graphies contemporaines du gascon ont fait d’autres choix, la fébusienne optant pour l’accent circonflexe sur la voyelle (Balensû, Mourlâs, ..), tandis que la classique faisait le choix non phonétique de garder le n final, dans sa logique étymologique et unificatrice, mais s’éloignant ainsi de la phonétique.
Parmi les autres règles béarnaises du XIVè siècle qui n’ont pas été reprises par les graphies contemporaines, on peut citer le g final qui marquait un chuintement (prononcé ch ou tch en français), devenu aujourd’hui th, généralement prononcé [t] (t en français), ou « t mouillé »[3]. On le trouve par exemple dans Casteg-Nau (Castet-Nau), Bernadegs (Bernadets), ou encore Assag (Assat). On peut aussi noter l’emploi du Xs en fin de mot pour le phonème [ks] (cs en français), comme dans Navarrenxs (Navarrenx) ou Morencx, orthographié cs tant en fébusienne (Nabarrencs) qu’en classique (Navarrencs).
Les caractéristiques reprises uniquement dans la graphie classique
La graphie classique reprend le nh [ɲ] (en français gn) tandis que la graphie fébusienne a utilisé la transcription plus française gn. Or, en 1385, tous les noms de lieux ou de personne sont orthographiés avec nh : Meritenh (Meritein), Bunhenh (Bugnein), Bretanhe (Bretagne).
Apparemment, la graphie de 1385 semble annoncer la classique en notant par o ce qui est aujourd’hui prononcé [u], dans Boeu-Mort (Boumourt), Domii (Doumy), Olhon (Ouillon), mais la graphie de 1385 ignore la différence entre le [o]/[ɔ] (en français O) et le [u] (en français ou). Or la graphie des Psalmes de Salette montre que le o originel non tonique est passé à ou après 1385, et que ce passage n’était pas achevé en 1583, avec encore des hésitations (par exemple, tot et tout). La graphie classique a ignoré cela et repris le o systématiquement pour [u] (en français ou) tandis qu’elle a ajouté un accent grave sur le o pour le son [o]/[ɔ] (en français o), là où la graphie fébusienne a conservé l’usage ou pour ou et o pour o [4].
Vient ensuite le problème épineux du v, dont la prononciation en Gascogne est invariablement [b] (en français b). il y a de nombreux exemples de v en 1385 : Viele-Nave (Viellenave), Florenthies-Davant (Eslourenties-Dabant), Visanos (Bizanos), Vitenh (Abitain), etc.., et on peut en conclure que le v étymologique est bien conservé comme le préconise la graphie classique. Mais en y regardant de plus près, on trouve aussi des exemples inverses : Saubanhoo (Sauvagnon), Autebiele (Autevielle), Seubalade (Sauvelade), Sebinhac (Sévignac). Cela démontre sans doute une évolution progressive de la graphie vers la prononciation réelle dès cette époque du XIVè siècle, même si le v était alors encore largement employé dans les écrits.
Les caractéristiques reprises uniquement dans la graphie fébusienne
C’est le cas d’abord des atones finales issues d’un a latin posttonique et (prononcées non accentuées [ə], [œ], [ø], ou [o], en français e, œ, o), qui sont invariablement orthographiées e : Borderes (Bordères), Coarrase (Coarraze), Masères (Mazères), ou les noms de personnes : Bordenave, Casenave, La Fiite ; la graphie classique employant invariablement un a final (Bordèras, Coarrasa, etc..). Pour être tout à fait complet, il faut dire que des Félibres ont aussi utilisé un o dans certaines régions comme l’Armagnac pour mieux rendre compte de prononciations locales, malgré les règles de 1905, mais le e est la norme la plus employée.
Vient ensuite le y pour le son [j] (en français français Ï, y ou ill). On le retrouve en effet systématiquement comme dans Poey (Poey), Lay (Lay), Ariu-Peyros (Riupeyrous), Peyrelonque (Peyrelongue), Lembeye (lembeye) ou Nay (Nay). Ici la graphie classique emploie un simple i comme dans Nai (Nay)
Il n’y a pas, à part de rares exceptions, en 1385 de dédoublement des consommes. Ainsi on écrit Oyene (Ogenne), Morlane (Morlanne), Vielepinte (Viellepinte), La Reule (Larreule) ou Lestele (Lestelle).
Les caractéristiques reprises dans les deux graphies contemporaines
Il y a enfin ces caractéristiques qui se retrouvent dans les deux graphies contemporaines, dont les plus importantes sont le Lh pour [j] (en français ill) : Navalhes (Navailles), Melhoo (Meillon) ; et les diphtongues Au [aw], eu [ew], iu [iju] (français aou, eou, iou) : La Seube (Lasseube), Oyeu (Ogeu), Oriure (Orriule), Pau (Pau)..
Conclusions
Le Béarn et, autour de lui une bonne partie de la Gascogne, utilisait, à la fin du XIVè siècle une graphie originale et normalisée pour la transcription du gascon. Cette graphie comportait des caractéristiques qui lui étaient propres, comme le x, tandis que d’autres, comme lh s’appliquaient de manière plus large aux langues romanes du sud. Les deux graphies contemporaines du gascon, la fébusienne et la classique (occitane), ne reprennent qu’une partie des caractéristiques de cette graphie historique, et s’en démarquent selon deux logiques différentes : rendre compte de la phonétique gasconne actuelle pour la fébusienne, et employer la même orthographe sur toute l’aire d’oc pour la classique. Cette dernière graphie ne peut en outre se revendiquer d’une graphie ou d’une orthographe « restituée » comme on l’entend parfois, car on trouve autant de caractéristiques de l’ancienne scripta de 1385 reprises dans la graphie fébusienne que dans la graphie classique, et aucune des deux ne les reprend toutes. Pour approfondir, on peut renvoyer aux travaux de Jean Lafitte sur le sujet[5].
Article réalisé par Emmanuel Pène, avec les conseils bienveillants de Jean Lafitte et Alexis Arette. Qu’ils en soient remerciés.
Notes :
[1] La graphie classique, aussi appelée « occitane » parce que prônée par le mouvement occitaniste, a été fixée, fixée en 1942, puis en 1952, par Louis Alibert ; dans son Dictionnaire des noms de communes du Béarn, l ‘occitaniste Michel Grosclaude en a usé pour les nommer en les présentant comme une graphie supposée « restituée »
[2] La graphie « moderne », continuatrice de la notation spontanée de la parole qui note les sons comme la langue écrite dominante de chaque époque, latin puis français, a été créée en 1893 par l’ Escole Gaston Fébus, puis normalisée en 1905, d’où son qualificatif de « fébusienne » ; sa décision avait été préparée par une commission placée sous l’autorité d’Édouard Bourciez, professeur de langues romanes à la Faculté de lettres de Bordeaux
[3] selon la règle 17 de la graphie fébusienne de 1905
[4] sauf en diphtongue, où l’o écrit encore boeu, quoate, etc.
[5] notamment dans ses cahiers linguistiques Ligam-DiGaM, dont le numéro hors-série HS-10 de 2004, « Pour écrire la langue gasconne :“Grafia classica” ou “Grafie moudernë” ?